Une vendeuse ennuyée alors qu'elle attend des clients.
L'ennui est un sentiment de démotivation et de désintéressement. « Ennuyer » est issu du bas latin inodiare, qui signifie « être odieux ».
Temporalité vide et incommunicabilité
Dans l’existence quotidienne, lorsqu'un individu est occupé par des activités, il sait bien que ce sont ses finalités qui lui donnent un sens, que ce soit dans sa direction vectorielle ou dans son contenu de signification. C’est dans cette quotidienneté que peut survenir un ennui mécanique, par ex. un ennui au sens de quelque chose qui viendrait interrompre une activité, qui viendrait en différer la continuité temporelle entraînant l'individu à s'occuper à autre chose.
Mais, plus généralement, l'individu est confronté à l'ennui soit par manque d'activité soit lorsque l'activité elle-même est ennuyeuse. Dans ce dernier cas, cette activité ne retient pas son attention, ce n’est donc pas une cause extérieure qui en interrompt le processus mais l’activité elle-même qui devient vide d’une fin digne de s’y intéresser : il est alors cherché à s’en distraire au moyen d’un passe-temps, puisqu’il s’agit bien de faire passer le temps malgré tout (cf. la description dans les concepts fondamentaux de la métaphysique que fait Martin Heidegger d’un homme s’ennuyant dans une salle d’attente). Kierkegaard souligne également que « l'ennui est la mère de tous les maux » et il oppose à cet ennui l'oisiveté. Dans l’ennui, un individu regarde tout le temps l’heure pour s’assurer que le temps passe car il est exposé à une temporalité vide qu’il s’empresse de combler.
Reste qu’il existe un ennui plus radical que ces deux types d'ennui : dans ce dernier cas, l’individu s’ennuie lui-même et d'une partie de lui-même. Il a beau être entouré de tous les objets qui habituellement constituaient pour lui les moyens de donner sens à ses activités mais dorénavant ces moyens ne sont plus susceptible de s’inscrire dans une quelconque temporalité finalisée. L’individu sait pertinemment qu’il retrouvera la temporalité finalisée de ses activités quotidiennes mais il est pourtant submergé par une absence d’appétence dégénérative, voire un désespoir, qui le rapporte à sa propre temporalité vide. Ce ne sont pas tant les objets qui posent problème plutôt que moi-même confronté à une absence de fin et donc à une absence de signification : je ne suis alors plus rien d’autre que cette temporalité vide et insensée. À ce sujet, Pascal donne toute une réflexion sur l'ennui et le divertissement dans son fragment 136 notamment (numérotation de Lafuma).
Alberto Moravia, dans son roman éponyme, y ajoute la notion d'incommunicabilité. Dès le prologue, Dino nous donne sa propre définition de l'ennui : « L'ennui est pour moi véritablement une sorte d'insuffisance, de disproportion ou d'absence de réalité. » Il emploie alors trois métaphores pour illustrer son propos: une couverture trop courte, une panne d'électricité, une fleur flétrissant soudainement. Ce qui caractérise cet ennui consiste, en définitive, en une perte de croyance en la réalité. Prenant ensuite l'exemple d'un verre, il nous présente une expérience-limite : « Mais faites que ce verre se décompose et perde sa consistance de la façon que j'imagine, ou bien qu'il se présente à mes yeux comme quelque chose d'étranger, avec lequel je n'ai aucun rapport, en un mot s'il m'apparaît un objet absurde, alors de cette absurdité jaillira l'ennui, lequel est en fin de compte l'incommunicabilité et l'incapacité d'en sortir. »
Pour Arthur Schopenhauer, l'expérience de l'ennui est la preuve que la souffrance est inhérente à l'existence, ce qui est l'idée bouddhiste du samsara. En effet, l'ennui se manifeste à nous dès lors que nous avons comblé nos désirs et notre insatisfaction ; or l'ennui n'est-il pas lui-même une insatisfaction ? Il est même l'insatisfaction suprême et la plus insoutenable, pleinement assumée : l'insatisfaction sans objet, le désir de rien de particulier. C'est afin de fuir cette insatisfaction que nous avons inventé le jeu, ce dernier consistant à s'imposer à soi-même de nouveau désirs, de nouveaux problèmes, et donc de nouvelles souffrances, lesquelles nous semblent plaisantes parce qu'elles sont moindres que celle de l'ennui.
Giacomo Leopardi radicalise en quelque sorte cette idée (ou une idée semblable) en faisant de l'ennui la marque de ce que Schopenhauer appelle « l'animal métaphysique », c'est-à-dire l'homme : « L’ennui est, en quelque sorte, le plus sublime des sentiments humains. Je ne crois pas que de l’examen de ce sentiment naissent les conséquences que beaucoup de philosophes ont cru en tirer ; mais cependant ne pouvoir être satisfait par aucune chose terrestre et, pour ainsi parler, de la terre entière ; considérer l’étendue incalculable de l’espace, le nombre et la masse prodigieuse des mondes, et trouver que tout est pauvre et petit pour la capacité de notre âme ; se figurer le nombre des mondes infini, l’univers infini et sentir que son âme et son désir sont encore plus grands que cet univers, et toujours accuser les choses d’insuffisance et de nullité, et souffrir de manque et de vide et, par là, d’ennui : – voilà pour moi le plus haut signe de noblesse et de grandeur qui se voie dans la vie humaine. Aussi l’ennui est-il peu connu des hommes médiocres, et très peu ou point des autres animaux. »
Divertissement et reprise
Il existe bien là quelque chose d’intenable, voire d’écœurant (c’est ce que Jean-Paul Sartre vise dans La Nausée). Il existe donc bien là pour lui de gagner du sens sur le non-sens. Autrement dit, l’homme de la reprise ne s’estime pas posséder sa propre consistance ontologique, il ne vise donc pas ce qu’il sera mais ce qu’il aura été, il vit au futur antérieur. Il y a pour lui, quelle que soit son activité, une fidélité à lui-même, c’est pourquoi il lui est possible de regarder le passé comme relié à son présent : parce que ce qu’il a entrepris dans le passé compose ce qu’il est, cela peut soutenir son propre sens sans illusions sur sa propre essence toujours déjà inscrite sur le fonds de l’absence ontologique de sa propre mort révélée dans et par l'ennui.
Autour de l'ennui
Au début des années 2000 La première publication du livre du philosophe Lars Svendsen (en) Petite Philosophie de l'ennui en 1999 (en norvégien) a donné lieu à diverses interrogations dans la presse.
En France, en 2003, le magazine L'Express publie un article dans lequel est détaillé le rapport contemporain à l'ennui. Extraits :
« Depuis la seconde moitié du XX siècle, nous avons vécu dans le culte de la suroccupation. Il fallait être à la limite de l'implosion. Un agenda surchargé était un signe de statut social élevé, alors que, pendant longtemps, l'oisiveté et l'ennui avaient été les marques de l'appartenance à la bonne société. « L'ennui est un phénomène tout à fait marginal jusqu'au XIX siècle, explique Lars Svendsen. Il était réservé à la cour ou au clergé. D'ailleurs, le mot est récent. On ne le trouve pas dans la langue allemande avant 1740 et il n'est repéré en anglais qu'en 1760, plus tôt en France. » Avec le XVIII siècle se produit une chose très importante : nous devenons conscients de nous-mêmes en tant qu'individus. Jusqu'alors, nous n'existions qu'en tant que partie d'un grand tout. « À partir du XVIII siècle nous revient une mission : nous réaliser », poursuit Svendsen (en). La course est lancée. »
« Mais quelque chose est en train de changer. Imperceptiblement. Notre société amorce une décélération. Nous sortons progressivement de l'apologie de la vitesse, de la ligne droite, pour aller vers une société nomade, affirme Jacques Attali, dont le prochain livre traitera de ce thème. L'ennui permet de vagabonder en soi, d'échapper aux contraintes utilitaires actuelles. »