Le nihilisme (du latin nihil, « rien ») est une doctrine ou attitude, fondée sur la négation de toutes valeurs, croyances ou réalités substantielles. Souvent associé au pessimisme ou au scepticisme radical, le nihilisme nie ou émet des doutes, quant aux causalités, intentionnalités et normativités de l'existence. Cette notion est applicable à différents domaines : politique, littéraire, religieux et philosophique.
Un mouvement révolutionnaire nihiliste et anarchiste apparut en Russie dans la seconde moitié du XIX siècle. Il rejetait l'autorité de l'État, de l'Église orthodoxe et de la famille et revendiquait une organisation de la société basée sur le rationalisme et le matérialisme. Il aboutit vers 1870 au terrorisme radical.
Politique
Le terme nihilisme fut popularisé par l'écrivain russe Ivan Tourgueniev dans son roman Pères et Fils (1862) pour décrire au travers de son héros, Bazarov, les vues de l'intelligentsia radicale russe émergente. Tel que le définit Tourgueniev, le nihilisme correspond à un positivisme radical. Mais le livre connut beaucoup de succès et le héros Bazarov encore plus. Le nihilisme désigna alors progressivement un mouvement politique de critique sociale apparu au milieu du XIX siècle en Russie. Il évolua ensuite vers une doctrine politique n'admettant aucune contrainte de la société sur l'individu, et refusant tout absolu religieux, métaphysique, moral ou politique.
Par extension, le nihilisme fut le nom donné aux mouvements radicaux, « révolutionnaires » anti-tsaristes qui prônèrent le terrorisme politique. En 1881, le groupe Narodnaïa Volia réussit à assassiner l'empereur Alexandre II, qui cherchait pourtant à rendre son régime moins autocratique. Le pouvoir suprême passa alors à son fils, qui avait des idées moins « libérales ». La répression qui suivit l'assassinat de l'empereur fut fatale au mouvement, mais pas à ses idées.
Le terrorisme révolutionnaire devait reprendre de plus belle et avec une ampleur inégalée quelques années plus tard. Le raidissement autoritaire, dans une société qui s'industrialisait rapidement eut pour conséquence, pendant la Première Guerre mondiale, l'adhésion d'une frange non négligeable d'intellectuels à la révolution russe, puis, à l'instauration du régime bolchevik, dans lequel la lutte des classes était érigée en système. Bien qu'éphémère, ce mouvement politique a soulevé des questions auxquelles se sont intéressés des penseurs de tous horizons. De ces interrogations est née une doctrine philosophique mettant en avant l'absurdité du monde tel qu'il est, la négation des valeurs morales sociologiquement acceptées et plus généralement, la négation de l'existence d'une réalité substantielle.
Littérature
Des écrivains comme Dostoïevski dans Les Démons et Émile Zola dans Germinal montrent et éventuellement dénoncent le danger de l'extrémisme et du nihilisme. Dostoïevski constate la difficulté de concilier l'idée d'un Dieu bon et tout-puissant avec l'existence du mal. Le mal, surtout, le tourmente. D'un autre côté, il constate que l'athéisme occidental ne nie plus seulement Dieu, mais aussi le sens de la « création », la raison d'être du monde et de la vie. Il constate que la justice humaine est incapable de porter remède au mal moral. Elle est elle-même parfois un mécanisme producteur d'inhumanité. Dostoïevski en vient à constater que « si Dieu n'existe pas, tout est permis » (Les Frères Karamazov, XI - VI). (Cette constatation devient ce que certains appelleront plus tard le « Problème du bien »). C'est à cette question que, plus tard, des individus comme Albert Camus tenteront de répondre. Camus, par exemple, pense que le sens de l'absurde n'est pas dans les choses. « L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde. ». L'absurde est alors maintenu comme certitude et présupposition première. Pour Camus, sa conséquence est le renoncement à toute attribution métaphysique d'un sens transcendant à l'existence.
Franz Kafka, Louis-Ferdinand Céline, Georges Hyvernaud, Albert Camus par exemple dans Le Mythe de Sisyphe (1942) ou L'Étranger (1942) ou Eugène Ionesco dans La Cantatrice chauve (1950) illustrent cette aliénation de l'individu occidental et son vide existentiel corseté. Ces contraintes permettent chez des artistes comme les surréalistes un dépassement symbolique.
Philosophie
Nihilisme de Gorgias ou ses propos sur le non-être
Dans la Grèce antique, le sophiste Gorgias fut l'un des premiers à développer des thèses qualifiées a posteriori de « nihilistes ». Ces thèses se résument en trois points :
Rien n'existe.
Si quelque chose existe, ce quelque chose ne saurait être appréhendé et encore moins connu par l'homme.
Même s'il l'était, son appréhension ne serait pas communicable à autrui.
Apparition du terme
Le terme apparait en 1787 sous la plume de Jacob Hermann Obereit (de) qui voit dans l’œuvre d'Emmanuel Kant, à qui il reproche l'hypostase du sujet par une méthode spéculative, un anéantissement méthodique de la certitude du monde naturel de sorte que l'ouverture d'une conscience vide de sens se pose. Le nihilisme philosophique est articulé en 1799 par Friedrich Heinrich Jacobi dans une lettre à Johann Gottlieb Fichte, pour critiquer son système philosophique.
Pensée de Nietzsche
À la fin du XIX siècle, Friedrich Nietzsche décrit l'accélération de l'histoire avec les déséquilibres qui s'accentuent, ces déséquilibres tendant à être compensés par la tyrannie anonyme des institutions, tyrannie elle-même génératrice de "stress". Pour lui, la notion de nihilisme recèle un paradoxe intéressant. Il décrit deux formes de nihilisme :
un nihilisme passif : « Nihiliste est l’homme qui juge que le monde tel qu'il est ne devrait pas être, et que le monde tel qu'il devrait être n'existe pas. De ce fait, l’existence (agir, souffrir, vouloir, sentir) n’a aucun sens : de ce fait le pathos du « en vain » est le pathos nihiliste — et une inconséquence du nihiliste ». Ce nihilisme passif peut être « très approximativement », rapproché de la doctrine de Schopenhauer, qui influença grandement la pensée du philosophe.
un nihilisme actif, lorsque les croyances s'effondrent du fait qu'elles sont dépassées.
Selon Nietzsche, l'état normal du nihilisme, qui est la négation de l'être, est une manière divine de penser, en ce sens qu'elle est un rejet définitif de tout « idéalisme » (idéalisme identifié à du nihilisme au sens des "faibles") et de ses conséquences (la morale chrétienne entre autres). Influencé par la pensée nietzschéenne, Cioran inventera le nihilisme « pessimiste », qui ne laisse à l'homme aucune lueur d'espoir : « Contre l'obsession de la mort, les subterfuges de l'espoir comme les arguments de la raison s'avèrent inefficaces. » Par ailleurs et dans une œuvre parfois comparée à celle de Cioran, Albert Caraco voyait la vie comme un non-sens absolu.
« Que les plus hautes valeurs se dévalorisent », voilà la définition que Nietzsche donne du nihilisme dans son livre posthume, la volonté de puissance. Pour éviter cela, Nietzsche en vient à penser la transvaluation de toutes les valeurs (sous-titre du livre précité) et en appelle au surhomme. Heidegger en viendra à critiquer ouvertement cette définition, la jugeant superficielle, car au lieu de dépasser la métaphysique, elle l'accomplit et l'achève via le concept de volonté de puissance.
Pensée de Heidegger
Pour Martin Heidegger, le « nihilisme » est fonction et conséquence de la pensée « métaphysique » (qui s'inscrit de Platon à Nietzsche), c'est-à-dire de l'histoire de la pensée occidentale, qui se caractérise, pour lui, par « l'oubli de l'être ». Heidegger identifiera le nihilisme comme destin de l'histoire occidentale. Une meilleure définition du nihilisme « moderne », dont le déploiement se manifeste dans la technique, serait, pour Heidegger : « Tout est nul, à tout égard ».
Pensée de Leo Strauss
Selon Leo Strauss, la définition « (d'un) nihiliste est un homme qui connaît les principes de la civilisation, ne serait-ce que d'une manière superficielle. Un homme simplement non-civilisé, un sauvage, n'est pas un nihiliste. »
Bouddhisme et nihilisme
Le bouddhisme est souvent confondu avec le nihilisme. Cette compréhension du bouddhisme est une interprétation erronée ou simplement une ignorance de la notion de vacuité (shûnyâta), appelée aussi interdépendance. Cette vue faussevient de notre manière instinctive de penser en termes de dualité (confère avec les biais cognitifs), de couples d'oppositions. Le bouddhisme rejette tant l'Être que le Néant, concepts qui tous deux ne correspondent à aucune réalité (l'Être n'est pas, puisqu'il n'y a rien de permanent et tout est provisoire, et le Néant n'est pas, par définition : la réalité est quelque chose qui n'est ni l'un ni l'autre et que la pensée discursive ne peut saisir ultimement) :
« Ce monde est supporté par un dualisme, celui de l'existence et de la non-existence. Mais quand on voit avec juste discernement l'origine du monde tel qu'il est, "non-existence" n'est pas le terme qu'on retient. Quand on voit avec juste discernement la cessation du monde tel qu'il est, "existence" n'est pas le terme qu'on retient. (Kaccayanagotta Sutta) »
Quand on dit que les choses sont vides d'existence propre, on veut dire qu'elles sont composées et n'existent pas par elles-mêmes, c'est-à-dire qu'elles dépendent des autres pour exister. Quand on considère un objet, on n'y trouve nulle part d'entité, seulement des parties interdépendantes. De plus, comme les phénomènes sont impermanents, ils sont transitoires, ils n'existent pas durablement. C'est en ce sens que l'on parle de non-soi, de vacuité d'existence propre. Les phénomènes ne renvoient pas à un substrat durable (l'Être), ni à une absence de cause (le Néant), mais à d'autres phénomènes en réalité relative.
Le concept de « vacuité absolue » (Śūnyatā) est cependant ce qui s'approche le plus du "néant" de la philosophie occidentale, et le nirvāna est défini dans les textes comme « là où il n'y a rien, où rien ne peut être saisi » (Sutta Nipāta, 1093-1094). Le nirvāna est, en fait, un état de l'esprit dans et pour lequel il n'y a plus lieu de parler de « choses ». Les objets n'ont pas d'existence en soi, ils sont composés. Mais les parties elles-mêmes sont composées. Dans le bouddhisme, on considère généralement que l'on peut appréhender ainsi ce qui est appelé « réalité » en allant jusqu'à arriver à la conclusion qu'il n'y a rien qui constitue les choses. Le bouddhisme affirme l'existence interdépendante tout en niant son essence. D'où l'expression du Sūtra du Cœur :
« La forme est vide et le vide est forme. »
Friedrich Nietzsche emploie le terme de nihilisme dans un sens très particulier, qui n'est pas exactement le sens courant : il désigne ainsi la tendance à dévaloriser l'ici-bas en faveur d'un « au-delà », quel qu'il soit, religieux, politique, etc. Le bouddhisme, à l'exception peut-être du Mahayana, ne relève pas de cette définition-là du nihilisme étant donné que son approche est plutôt immanente. En effet, il insiste sur l'importance de considérer avec autant d'intérêt tous les êtres où qu'ils soient. Dans son dernier ouvrage « Ecce Homo », Nietzsche présente le bouddhisme comme une « hygiène » qui tend à « libérer l'âme du ressentiment ». Nietzsche s'oppose encore plus fondamentalement au bouddhisme avec le principe de l'Éternel retour, puisqu'il y postule que la vie peut être désirable.
Concernant les âmes, le bouddhisme généralement rejette l'annihilationisme « (ucchedavada) », qui est le point de vue selon lequel la mort est la fin absolue de l'existence (la renaissance est niée), ce qui était l'opinion de l'école Chârvâka, et rejette l'éternalisme, point de vue selon lequel les âmes sont éternelles. D'après le bouddhisme, les esprits existent de façon interdépendante, et subissent ce qu'on appelle réincarnation ou renaissance.
Le Néant est également un état de conscience, accessible par la méditation, qui correspond à la sphère du Néant (akiñcaññayatanam) dans l'arūpaloka.
Critiques de la société postmoderne
Alain Badiou constate que : « Le structuralisme, d’inspiration scientiste, accomplit la prophétie de Martin Heidegger selon quoi rien n’échappe à l’empire de la technique, l’accomplissement nihiliste de la métaphysique qui parle de la « mort de l’Homme ». Son corrélat littéraire est le Nouveau Roman, Alain Robbe-Grillet, etc... . Son ontologie du manque, avec une absence du sujet dont tout le problème est de dire d’une façon arrachée à ce que ce nihilisme combattait et dépassait, empêche de revenir à la philosophie de la conscience. Le vrai nihiliste, le nihiliste actif, est l’interlocuteur essentiel car déversé soit dans une anthropologie historienne, soit dans une philosophie de la Nature. Le second courant l’emporte, avec Michel Serres et sa cosmologie du bruit de fond. La seule exception demeure Jacques Lacan, pour autant qu’il n’a jamais cédé sur le concept de sujet, sans jamais non plus se replier sur la phénoménologie. »
Stéphane Zagdanski quant à lui, prône « un nihilisme actif, lequel serait la force de vivre dans un monde où il n'y a plus de fondements, ni sur le plan métaphysique, ni sur le plan des autorités politiques. (…) Le problème du nihilisme est d'instaurer une attitude philosophique capable de développer une forme de rationalité non fondationnelle. Cela conduit à replacer le nihilisme dans l'histoire de l'être, parce qu'il n'y a d'autre rationalité non fondationnelle que remémorative. (…) Ou bien nous cherchons à reconstruire une civilisation fondationnelle ; ou bien nous acceptons de vivre la dissolution des fondements comme la seule forme d'émancipation possible ».
Pour Alain Finkielkraut : « Le relativisme est la plaie de nos sociétés quand bien même il ne conduirait pas au totalitarisme. Il conduit au nihilisme, qui n’est pas celui du « tout est possible », ni nécessairement du « tout est permis » – on met quand même ici ou là des barrières – mais le nihilisme effrayant du « tout est égal » qui accompagne l’enlaidissement du monde. Le monde s’enlaidit sous nos yeux. Si tout est égal, on ne peut pas répondre à cet enlaidissement. Le postmodernisme vous dira : « oui, tout change mais de toute façon l’humanité n’est que perpétuelle métamorphose, il n’est pas de crépuscule qui ne soit une aurore ». On cessera d’être moderne au sens d’un temps linéaire qui progresse, mais on aura troqué cette philosophie pour une autre pire encore, la métamorphose continuelle d’une réalité inaccessible à toute critique : « ça change, vive le changement ! ».