Un sophisme est une argumentation à la logique fallacieuse. C'est un raisonnement qui cherche à paraître rigoureux mais qui n'est en réalité pas valide au sens de la logique (quand bien même sa conclusion serait pourtant la « vraie »). À la différence du paralogisme, qui est une erreur involontaire dans un raisonnement, le sophisme est fallacieux : il est prononcé avec l'intention de tromper l'auditoire afin, par exemple, de prendre l'avantage dans une discussion. Souvent, les sophismes prennent l'apparence d'un syllogisme (qui repose sur des prémisses insuffisantes ou non-pertinentes ou qui procède par enthymème, etc.). Ils peuvent aussi s'appuyer sur d'autres mécanismes psychologiques jouant par exemple avec l'émotion de l'auditoire, l'ascendant social du locuteur (argument d'autorité) ou des biais cognitifs (comme l'oubli de la fréquence de base).
Dans la Grèce antique, les sophistes, dont le nom est à l'origine du terme sophisme, enseignaient l'éloquence et l'art de la persuasion. Et c'est pour démasquer leur rhétorique parfois fallacieuse que les philosophes ont posé les bases de la logique. Depuis les Réfutations sophistiques d'Aristote, de nombreux philosophes ont ainsi cherché à établir une classification générale des sophismes pour, le plus souvent, s'en prémunir (Bacon, Mill, Bentham). À l'inverse, d'autres auteurs, comme Arthur Schopenhauer dans La Dialectique éristique (1830), ont aussi défendu l'usage du sophisme pour son efficacité dialectique.
Origines du mot
Le mot sophisme dérive du latin sŏphisma, lui-même issu du grec σόφισμα (sóphisma) : « habileté », « invention ingénieuse », « raisonnement trompeur ». Ce mot grec est formé sur σοφία (sophía) : « sagesse », « savoir », et désigne dès l'Antiquité grecque le type de discours prononcés par les sophistes (littéralement « spécialistes du savoir »), orateurs prestigieux et professeurs d'éloquence (ou plus globalement de rhétorique), dont le but était surtout de persuader l'auditoire (dans les assemblées ou les tribunaux), bien souvent au mépris de la vérité elle-même. Socrate et Platon ont beaucoup débattu avec les sophistes pour essayer de démasquer leurs raisonnements trompeurs et bâtis sur une logique non-rigoureuse, mais c'est Aristote surtout qui a inventé la science de la logique pour classer les types de raisonnements (ou de syllogismes) et montrer rigoureusement quelle est la « logique » fallacieuse à l'œuvre dans un sophisme.
Exemples
Dans l'emmental, il y a des trous.
Plus il y a d'emmental, plus il y a de trous. Plus il y a de trous, moins il y a d'emmental. Donc plus il y a d'emmental, moins il y a d'emmental (figure de sens, syllogisme).
Tout ce qui est rare est cher,
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Un cheval bon marché est rare,
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Donc un cheval bon marché est cher (figure de sens, syllogisme).
Le ridicule ne tue pas,
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Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort,
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Donc le ridicule nous rend plus fort (figure de sens, syllogisme).
« Rat » est composé de trois lettres,
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Le rat mange le fromage,
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Donc trois lettres mangent le fromage.
La phrase suivante est vraie.
La phrase précédente est fausse. (paradoxe)
Un problème comporte toujours au moins une solution.
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Donc s'il n'y a pas de solution,
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il n'y a pas de problème (contexte de duperie argumentaire) (figure de sens, sophisme).
La fin n'a jamais été aussi proche (tautologie, figure de sens, antithèse).
Classification de Mill
John Stuart Mill, dans son ouvrage Système de logique déductive et inductive (1843), étudie les sophismes. Il propose une classification, laquelle est constituée en quatre groupes :
« Des sophismes de simple inspection, ou sophismes a priori ». Il s'agit « des cas où il n'y a pas de conclusion tirée, la proposition étant acceptée, non comme prouvée, mais comme n'ayant pas besoin de preuve, comme vérité évidente en soi, ou du moins comme d'une si grande vraisemblance intrinsèque, que la preuve externe, bien qu'insuffisante par elle-même, suffit comme adjuvant de la présomption antérieure ».
Les « sophismes d'observation ». Ce sont les sophismes qui consistent en un mode vicieux de procéder dans l'opération de la preuve. Et comme une preuve, dans toute son étendue, embrasse un ou plusieurs ou la totalité de trois procédés, l'observation, la généralisation, et la déduction, il faut examiner les erreurs qui peuvent être commises dans ces trois opérations. Un sophisme par observation peut consister en une erreur de « non-observation » (négligence des faits particuliers qu'il fallait remarquer), ou « mal-observation » (« lorsque le fait ou le phénomène, au lieu d'être reconnu pour ce qu'il est en réalité, est pris pour quelque chose autre »).
Les « sophismes de généralisation ». Cette classe est considérée, par Mill, comme la plus étendue de toutes, en embrassant un plus grand nombre et une plus grande variété « d'inférences vicieuses ». Pour qu'une erreur de généralisation soit sophistique, précise Mill, « il faut qu'elle soit la conséquence d'un principe ; elle doit provenir de quelque fausse conception générale du procédé inductif ; le mode légitime de tirer des conclusions de l'observation et des expériences doit être fondamentalement mal compris ».
Les « sophismes par confusion ». Cette dernière classification des sophismes de Mill regroupe « tous ceux qui ont leur source, non pas tant dans une fausse appréciation de la valeur d'une preuve, que dans la conception vague, indéterminée et flottante de ce qu'est la preuve ». « En tête de ces sophismes s'offrent ces multitudes de raisonnements vicieux résultant de l'ambiguïté des termes comme lorsqu'une chose est vraie dans le sens particulier d'un mot on argumente comme si elle était vraie dans un autre sens ».
Liste d’arguments fallacieux
Sophismes dont les prémisses ne sont pas pertinentes à la validité de la conclusion.
Appel à la terreur : « Si vous maintenez votre point de vue, il y aura des conséquences… »
Appel à la flatterie : « Un homme comme vous ne peut pas défendre un tel genre de position ! »
Argumentum ad populum (aussi appelé la « raison de la majorité ») : « Dieu doit exister puisque la majorité des humains y croient depuis des millénaires. » Variante : « La France représente moins d'un pour cent de la population mondiale et ne peut donc avoir aucun rôle significatif. » (L'Athènes de Périclès représentait bien moins d'un pour cent de la population de son époque, et son modèle nous influence encore aujourd'hui ; Sparte, tout aussi puissante à l'époque, n'a pas laissé de trace culturelle durable.)
Argumentum ad misericordiam ou « Appel à la pitié ».
Appel au ridicule : ridiculisation des arguments de l'opposant pour les rendre plus facilement réfutables. Exemple : « Si la théorie de l'évolution était vraie, cela voudrait dire que mon grand-père est un gorille »
Argumentum ad odium : le fait de rendre odieux/inacceptable les arguments de l'opposition à travers une présentation à connotation péjorative.
Deux faux font un vrai (Aussi appelé « sophisme de la double faute » ) : « Et alors ? D'autres personnes font bien pire. »
Plurium interrogationum (aussi appelé « multiplier ou compliquer les questions »).
Faux dilemme (aussi appelé « blanc ou noir ») : « Les énergies marémotrices et géothermiques sont propres, donc écologiquement acceptables ; si elles sont écologiquement acceptables, elles sont donc forcément renouvelables. Si vous contestez cette conclusion, vous êtes un partisan du lobby nucléaire. »
Fausse objection pour éviter d'évoquer une vraie raison : « C'est trop cher. Il faut que j'en parle à ma femme. », pour ne pas dire : « Je n'ai que faire de votre camelote et vous commencez sérieusement à m'ennuyer. »
Concentration de l'argumentatoire sur une partie des arguments motivant la prise de position.
Refus de la corrélation (attention : une corrélation n'implique pas nécessairement une causalité. Ainsi, les ventes de dentifrice sont corrélées aux ventes de préservatifs ; celles de Coca-Cola à celles de lunettes de soleil ; les ventes de whisky en Écosse y sont corrélées au revenu des pasteurs, et cela ne signifie pas que les pasteurs boivent le produit des quêtes. Cela indique simplement que quand leurs ventes sont bonnes, les Écossais ont les moyens de donner un peu plus à leurs pasteurs.).
Supprimer la corrélation.
Prendre la partie pour le tout : « X a voté Machin, Machin est pour telle réforme, donc X est partisan de cette réforme. »
Diviser excessivement.
Échantillon non représentatif : « Depuis mon compartiment de train, j'ai pu constater sur un échantillon de soixante-dix passages à niveau que tous sans exception ont leurs barrières fermées. »
Généralisation abusive (aussi appelé « déduction hâtive », et version outrée de la catégorie précédente) : « Les Anglais sont trilingues : oui, j'ai rencontré un anglais qui parlait trois langues. »
Généralisation excessive, également nommée dicto simpliciter.
Manipulation statistique : « Ce test de la maladie X est fiable à 99 %, il se révèle positif pour vous, donc vous avez 99 % de chances d'avoir la maladie X. » (En fait, si la maladie X touche une personne sur 100 000, un test « fiable à 99 % » donnera 1000 positifs là où il n'y a qu'un vrai malade, et donc un test positif laisse encore 99,9 % de chance de ne pas avoir la maladie en question. Voir le biais cognitif Oubli de la fréquence de base ou comme exemple les faux positifs médicaux expliqués par le théorème de Bayes).
Affirmation de la conséquence : « Aujourd'hui, il fait beau. Donc, il pleuvra demain. »
Déni des antécédents.
Argument : « Aucun Écossais ne met de sucre dans son porridge. »
Réponse : « Pourtant, mon oncle Angus, qui est Écossais, adore mettre du sucre dans son porridge. »
Réfutation : « Oui, mais aucun vrai Écossais ne met de sucre dans son porridge. »
Post hoc, ergo propter hoc (aussi appelé « confondre synchronicité et causalité ») : « J'ai bu une tisane, grâce à cela, mon rhume a disparu le lendemain. »
Simplification excessive de la causalité.
Les rapprochements excessifs.
La combinaison de faits sans liens directs (amalgame).
Renversement de la causalité.
Affirmation d'une disjonction.
Affirmation excessive de l'existence d'un terme.
Quaternio terminorum.
Non-distributivité du pivot.
Non-distributivité du terme majeur.
non-distributivité du terme mineur.
Division : « L'armée américaine est puissante, donc ce soldat américain doit être puissant. »
Bibliographie
Aristote, Les Réfutations sophistiques.
Aristophane, Les Nuées. Œuvre dans laquelle on ridiculise les sophistes et où les personnages utilisent des raisonnements invalides mis en évidence dans cet article.
John Stuart Mill, Système de logique. Le titre complet de l'ouvrage (volumineux) est : « Système de logique déductive et inductive. Exposé des principes de la preuve et des méthodes de recherche scientifique ». Pierre Mardaga, éditeur, Bruxelles, 1988. Livre 5. Les sophismes, page 294 à 413.
Schopenhauer, La Dialectique éristique, parfois publiée sous le titre « L'Art d'avoir toujours raison ».
F. Van Eemeren R. Grootendorst, La nouvelle dialectique pragmatique sophismes argumentations
Olivier Reboul, Introduction à la rhétorique, Paris, PUF, coll. « Premier Cycle », 1994 (2 édition corrigée), 242 p.
Bruno Couillaud, Raisonner en vérité - Analytique, dialectique, Rhétorique, sophistique, Paris, F.-X. de Guibert, 2007 (2 édition corrigée), 553 p.
Jeremy Bentham, (1827) Fragment sur le gouvernement: Manuel de sophismes politiques, Paris, LGDJ / Montchrestien (30 octobre 1998), 386 pp.