La réfutabilité (également désignée à ses débuts par le recours à l'anglicisme falsifiabilité) est un concept important de l'épistémologie. Une affirmation est dite réfutable s'il est possible de consigner une observation ou de mener une expérience qui, si elle était positive, entrerait en contradiction avec cette affirmation. Karl Popper a popularisé le concept.
La réfutation résout à la fois le problème de la démarcation et celui de la validité :
Une proposition réfutable est réputée être une hypothèse scientifique. Si elle est réfutée elle cesse d'être valide. Il suffirait ainsi de trouver un seul individu de Dodo encore en vie pour réfuter l'hypothèse de leur disparition. En revanche, une proposition non réfutable (irréfutable au sens logique) est catégorisée comme méta-physique (ce qui ne signifie pas qu'elle soit illégitime; ainsi en est-il des univers parallèles en 2016). Par exemple, l'affirmation « tous les corbeaux sont noirs » pourrait être réfutée en observant un corbeau blanc. Le cygne noir ne fut d'ailleurs connu que tardivement. (Voir Théorie du cygne noir.) Par opposition, « tous les humains sont mortels » est non réfutable, et donc non scientifique, parce qu'il faudrait attendre un temps infini pour conclure négativement (constater l'existence d'un humain immortel) et que l'observateur, un humain, même s'il observait la mort de tous ses semblables, ne pourrait conclure positivement qu'après sa propre mort. Le fait qu'aucun humain observé n'a vécu plus de 130 ans prouve seulement que « tous les humains actuellement morts étaient mortels ». Voir toutefois l'article Inférence bayésienne. Sur le plan mathématique la réfutabilité est puissante puisqu'un seul contre-exemple suffit à obtenir le contraire d'une proposition. Ainsi, le contraire de "quel que soit l'objet A, A vérifie une propriété B" est "il existe au moins un objet A ne vérifiant pas B" (et non pas "Aucun objet A ne vérifie la propriété B" dont le contraire est "au moins un objet A vérifie la propriété B"). Il suffit alors de trouver un seul objet A ne vérifiant pas la propriété B pour que la proposition faite initialement ("quel que soit l'objet A, A vérifie une propriété B") soit fausse, et que la propriété contraire soit vraie ("il existe au moins un objet A ne vérifiant pas B").
Histoire
En réponse, ou en complément, au positivisme de Claude Bernard, Pierre Duhem remarque en 1906 qu'il n'y a pas d' « expérience cruciale » c'est-à-dire qu'il y a toujours une part d’a priori dans une théorie scientifique. L'expérience ne tranche jamais les a priori. Par conséquent, une théorie scientifique n'a pas à se prononcer sur ces a priori. Au contraire, la scientificité d'une théorie repose sur les seuls énoncés qui tirent leur valeur de l'expérience : « L'accord avec l'expérience est, pour une théorie physique, l'unique critérium de vérité ».
Dans les années 1930, Karl Popper reprend les arguments de Duhem dans une perspective d'opposition avec la théorie vérificationniste de la signification soutenue par le positivisme logique et invente le terme de « réfutabilité » pour qualifier ces énoncés de la théorie qui tirent leur valeur de l'expérience. Il choisit le terme négatif de réfutabilité, plutôt que de vérifiabilité, parce que l'expérience, du fait des a priori qui président à sa conception et qui peuvent être sans cesse réaménagés, ne confirme une théorie que le temps durant lequel ces a priori ne sont pas remis en cause. Donc, tout énoncé vérifié doit être réfutable. C'est une façon de rejeter tous les énoncés qui ne peuvent se confronter à l'expérience, position scientiste opposée à celle du chrétien. Pierre Duhem, pour lequel au contraire les a priori étant inévitables, estime qu'il y a place pour un discours métaphysique, ne serait-ce que celui de l'épistémologie. Cette conception a eu un très grand impact en histoire des sciences et en philosophie des sciences. Formulée de façon systématique dans un style plus accessible, elle a connu un grand succès populaire.
L'école de pensée qui souligne l'importance de la réfutabilité en tant que principe philosophique est connu sous le nom de « réfutationnisme ». Popper a demandé qu'en français on emploie les dérivés de réfuter plutôt que ceux de falsifier, qui signifie « cacher la vraie nature des choses ou la contrefaire », mais n'exprime pas (en français, contrairement à l'anglais) la capacité à juger comme faux.
Notion de réfutabilité naïve
Les problèmes liés à l'application de la réfutabilité ont été exposés par Thomas Samuel Kuhn, et traités par Imre Lakatos. On peut trouver un exposé d'ensemble des éléments montrant l'inconsistance de la notion de réfutabilité par exemple chez Alan Chalmers. Popper a attiré l'attention sur ces limitations dans la Logique de la découverte scientifique en réponse aux critiques de Pierre Duhem. Popper estime qu'il s'agit de ce point de vue de "réfutabilité naïve", mais ses réponses aux problèmes soulevés n'ont pas satisfait ses critiques comme Chalmers, Kuhn et même Lakatos.
Dans la réalité, on ne considère pas une proposition isolée mais un ensemble de prémisses et de propositions dérivées qui constituent une théorie. Certaines de ces propositions peuvent être réfutables et d'autres non. Une théorie est scientifique si elle comporte au moins une proposition réfutable. L'idée selon laquelle la réfutation d'une proposition d'une théorie réfute cette théorie est dite naïve parce que :
Il est toujours possible d'ajouter à la théorie une proposition ad-hoc pour prendre en compte l'observation.
Il est possible, la plupart du temps, de modifier la proposition réfutée dans un sens qui permet à la fois de prendre en compte l'observation et d'imaginer d'autres possibilités de réfutation. C'est même une des principales techniques par lesquelles progresse la recherche scientifique.
L'observateur peut avoir fait une erreur (le corbeau blanc était en fait noir), ou l'imprécision des mesures suffit à rendre compte du résultat.
Les prémisses de l'expérience peuvent être fausses (le corbeau blanc n'était pas un corbeau).
Toute observation doit s'appuyer sur une ou des théories scientifiques, par exemple pour le fonctionnement des instruments de mesure. En tant que telles elles sont donc réfutables. L'observation peut donc être due à la fausseté d'une autre théorie que celle testée.
Il peut ne pas exister de théorie alternative.
Il résulte de ces considérations que cette vision naïve de la réfutabilité est un critère inopérant qui ne permet pas de décrire le processus réel de la découverte scientifique.
Réfutationnisme
L'objectif du réfutationnisme est d'arriver à un processus évolutionniste par lequel les théories deviennent moins mauvaises. Le processus de réfutation des propositions dérivées d'une théorie permet de définir pour chaque théorie un contenu de vérité ou vérisimilitude qui permet, à défaut de classer les théories entre fausses (ce qu'elles ne sont jamais que plus ou moins) ou vraies (ce qu'elles ne sont jamais par définition), d'avoir un critère permettant de les ordonner.
On peut alors dire qu'une meilleure théorie est une théorie qui a une meilleure puissance explicative (c'est-à-dire qu'elle est plus compatible avec les faits d'observation que les précédentes), et qui apporte plus de possibilités pour sa propre réfutation.
Le critère de démarcation
En philosophie des sciences le vérificationnisme affirme qu'un énoncé doit être empiriquement vérifiable pour être à la fois signifiant et scientifique. Popper relève que les penseurs du positivisme logique ont mélangé deux problèmes, celui du sens et celui de la démarcation. Il s'oppose à cette vue en affirmant qu'il y a des théories signifiantes qui ne sont pas scientifiques.
Popper utilise la réfutation comme critère de démarcation entre les théories scientifiques et les théories non scientifiques. Il est utile de savoir si un énoncé ou une théorie est réfutable, ne serait-ce que pour comprendre la manière d'estimer la valeur de la théorie. On peut ainsi s'épargner la peine de tenter de réfuter une théorie non scientifique.
Le critère de Popper exclut du champ de la science non les énoncés mais seulement les théories complètes qui ne contiennent aucun énoncé réfutable. Il n'aborde toutefois pas le problème Duhemien du holisme épistémologique de savoir ce qui constitue une « théorie complète ».
Popper s’est strictement opposé au point de vue selon lequel les énoncés ou théories non réfutables seraient non signifiantes ou même fausses et affirma que le réfutationnisme ne l'implique aucunement.
Utilisation par la justice
La jurisprudence des États-Unis admet la réfutabilité comme critère scientifique (cas de l'enseignement du créationnisme à l'école).
Critiques
Les critiques de Popper portent sur la pertinence historique et/ou prescriptive du réfutationnisme mais pas sur le concept même.
Chalmers
La notion de réfutabilité suppose ce que Popper note une « base empirique », autrement dit des énoncés d'observation susceptibles de démontrer la fausseté d'une thèse. Or, comme le remarque Popper lui-même, il n'existe pas d'observation pure de toute théorie, ce qui revient à dire qu'une observation censée réfuter une théorie peut être fausse ou inappropriée (par exemple, l'observation à l'œil nu que Vénus a toujours la même taille était censée réfuter la théorie de Copernic). Selon le philosophe des sciences Alan Chalmers, cela conduit à la conclusion qu'il n'y a pas de réfutation concluante et que la notion de réfutabilité ne nous apprend rien sur l'histoire réelle des découvertes scientifiques.
Kuhn et Lakatos
Dans The Structure of Scientific Revolutions, Thomas Kuhn a examiné en détail l'histoire des sciences. Kuhn affirme que les scientifiques travaillent à l'intérieur d'un paradigme conceptuel qui influence fortement la façon dont ils voient les faits. Les scientifiques sont prêts à se battre pour défendre leur paradigme contre la réfutation, en ajoutant autant d'hypothèses ad-hoc que nécessaire aux théories existantes. Changer de paradigme est difficile parce que cela nécessite qu'un individu rompe avec ses pairs et défende une théorie hétérodoxe.
Certains réfutationnistes virent le travail de Kuhn comme une attaque, car il apporte une preuve historique que la science progresse en rejetant les théories inadéquates, et que c'est la décision des scientifiques d'accepter ou de refuser une théorie qui est l'élément crucial.
Imre Lakatos tenta d'expliquer le travail de Kuhn en affirmant que la science progresse par réfutation de programmes de recherche plutôt que des énoncés universels du réfutationnisme naïf. Suivant l'approche de Lakatos, un scientifique travaille dans le contexte d'un programme de recherche qui correspond grossièrement à ce que Kuhn appelle un paradigme. Alors que Popper considère les hypothèses ad hoc comme non scientifiques, Lakatos les accepte dans le développement de nouvelles théories.
Feyerabend
Paul Feyerabend considère que le travail de Kuhn montre que ce sont des facteurs sociaux, plutôt que l'adhésion à une méthode rationnelle, qui décident quelles théories sont généralement acceptées. Kuhn conteste ce point de vue.
Feyerabend a choisi d'exposer un point de vue radical, souvent qualifié de point de vue extrémiste, consistant à rejeter toute méthodologie prescriptive. Selon lui, la science a historiquement progressé en faisant usage de toutes les méthodes disponibles pour imposer une théorie ou une autre et si on tient à établir une règle méthodologique universellement valide, la seule qui est susceptible de convenir est l'anarchisme épistémologique ou dadaïsme désigné encore par la formule « tout est bon ».
Sokal et Bricmont
Dans Impostures Intellectuelles, les physiciens Alan Sokal et Jean Bricmont critiquent le réfutationnisme parce qu'il ne décrit pas la façon dont fonctionne la science. Ils affirment que les théories sont utilisées à cause de leurs succès, pas à cause des échecs de leurs concurrentes. Selon eux, les scientifiques considèrent qu'une théorie qui résiste à la réfutation est confirmée alors que Popper a toujours été opposé à la notion de confirmation ou même de probabilité d'une théorie des positivistes logiques comme Carnap.
Passeron
Jean-Claude Passeron soutient, dans son ouvrage Le raisonnement sociologique, que "la mise à l'épreuve empirique d'une proposition théorique ne peut jamais revêtir en sociologie la forme logique de la réfutation ("falsification") au sens poppérien". Il n'attaque donc pas le critère de réfutabilité en tant que tel, mais son applicabilité aux sciences sociales. Passeron estime que "l'universalité des propositions les plus générales de la sociologie est au mieux une "universalité numérique", jamais une "universalité logique au sens strict", selon la distinction poppérienne des deux sens logiques du "tous" employé dans les propositions universelles.".
Passeron refuse de considérer la réfutabilité comme la seule forme possible d'épreuve empirique, qui mettrait la sociologie devant le dilemme poppérien, mortel pour sa scientificité, entre réfutabilité et exemplification. Il appelle à une revalorisation de l'exemplification empirique telle qu'elle est produite dans le cadre des méthodologies des sciences sociales .
Exemple
Karl Popper considérait initialement que la sélection naturelle n’était pas testable, mais s'est plus tard rétracté : « J'ai changé de point de vue sur la testabilité et le statut logique de la théorie de la sélection naturelle, et je suis heureux d'avoir l'opportunité de présenter une rétractation. » Dès lors, des moyens potentiels (indirects) de falsifier une ascendance commune ont été proposées par ses partisans. J. B. S. Haldane, lorsqu'on lui a demandé quelle preuve hypothétique pourrait réfuter l'évolution, a répondu : « lapins fossiles à l'ère précambrienne ».